Être au Japon pendant un an c'est bien mais ne faire que du japonais à longueur de temps ça peut aussi ramollir un peu le cerveau. Et je ne tiens pas à ce que ça se produise, mes capacités de réflexion j'y tiens!
Ce semestre j'ai donc pris un cours en anglais s'intitulant "Japanese business and society".Le prof est un moustachu qui semble un peu marginal mais qui est vraiment très sympa. D'ailleurs une chose m'a de suite frappée dans la manière de conduire son cours, quand il n'est pas certain d'une information il le dit et il demande à ses élèves si quelqu'un est plus calé que lui. Et puis il est japonais. Ca peut paraître con dit comme ça mais vous comprendrez peut être mieux après ce petit exemple. Hier il commence à nous dire qu'on [les étudiants étrangers] a de la chance d'étudier à Keio parce qu'on étudie aux côtés de ceux qui constituent les 5% des meilleurs élèves nippons. Quelques secondes après cette déclaration un peu pompeuse à la sauce "au Japon on est trop forts" il a réalisé que nous aussi pour la plupart on faisait partie de l'élite de nos pays respectifs et s'est longuement excusé/justifié en nous parlant du système de sélection draconien, etc... On va dire que j'avais un peu les boules parce que Sciences Po est pas mal dans le genre sélection draconienne, mais faut reconnaître que je suis probablement la seule étudiante étrangère de la classe à avoir du passer un concours pour entrer dans mon université. Enfin bref, toujours est-il que c'est assez intéressant d'avoir un prof japonais comme lui, ça permet de tâter un peu la mentalité nippone et finalement le contenu de son cours est bien moins enrichissant pour moi que sa forme.
En parlant du contenu, à l'origine cet article devait se contenter de faire un petit résumé du dernier cours qu'on a eu qui exposait brièvement l'évolution du système japonais en fonction du degré d'ouverture du pays. Je vais donc retourner à mes moutons, pour ceux qu'un petit interlude historique intéresserait.
Tout commence entre 538 et 894. Au début de cette période les japonais communiquaient entre eux uniquement par le biais d'une langue orale, mais ils ne disposaient pas d'un véritable système d'écriture pour l'accompagner (j'imagine cependant qu'ils avaient des artefacts d'écriture). En tout cas nos amis japonais se sont dit que c'était un peu la honte et ont décidé de prendre le taureau par les cornes. C'est à dire que pendant toute cette période les japonais ont envoyé des étudiants et des moines en Chine afin de rapporter l'écriture chinoise (kanjis) et des modèles d'administration (taxes, organisation des villes). Quand l'heure du retour a sonnée pour ces érudits japonais le bouddhisme s'était glissé dans leur paquetage, devenant rapidement la deuxième religion du Japon. Cependant à l'issue de cette période une guerre éclate en Chine, conjointement au fait que les japonais pensent avoir appris suffisamment de leurs voisins cela met fin à l'envoi d'émissaires en Chine.
Une longue période de "digestion" succède à ce premier contact avec l'étranger. Le deuxième contact avec l'étranger aura en effet lieu bien après et le moins qu'on puisse dire c'est qu'il sera d'une toute autre nature. Entre 1274 et 1281, au cours de la période dite de Kamakura (du nom de la ville où était installé le shogunat) les Mongols vont tenter d'envahir cet archipel d'îles que constitue le Japon. Alors que le Japon était plutôt mal barré à cause de son absence de flotte et de son infériorité technique, un typhon est venu détruire la flotte mongole. Et parce que les mongols ont vraiment la poisse ou bien sont un peu tarés d'attaquer un archipel en pleine saison des typhons, leurs deux tentatives à quelques années d'intervalles vont se solder par le même échec. D'où le surnom de "vents divins" que l'on donnera à ces typhons, soit "kamikaze" en japonais (se prononce [kamikazé]).
Ensuite rien ne va se passer de significatif avant le XVIème siècle dont deux dates sont vraiment significatives: 1543 et 1549. Cette première date marque l'établissement d'un tout premier contact avec les cultures occidentales. Des portuguais vont s'échouer par hasard sur les côtes japonaises, amenant avec eux de nouvelles technologies guerrière: les armes à feu. Toute la tradition militaire du Japon va ainsi être remise en cause et ce d'autant plus qu'une guerre civile éclate au même moment. Quant à la date de 1549, ce n'est pas un changement militaire qui va être apporté cette fois ci mais un changement religieux. Le jésuite François-Xavier va en effet introduire le christianisme dans l'archipel. Celui-ci rencontrera un certain succès, surtout dans la région de Kyushu. De manière générale le commerce va également se développer avec les hollandais, les portugais, les anglais, etc...
Mais cette période d'ouverture ne va pas durer. Sous l'influence du shogunat des Tokugawa,le Japon va brusquement se fermer. Le premier shogun, Ieyasu Tokugawa commencera par transférer la capitale de Kyôto à Edo (l'actuelle Tokyo) car il n'aimait pas la mentalité des gens de l'Ouest qu'il considérait comme étant trop naïfs. Il est en effet persuadé que les européens et en particulier les espagnols ont un projet de conquête du Japon. En 1639, les européens sont expulsés du Japon et le christianisme est interdit, entrainant des persécutions envers la pratiquants. L'intéraction avec l'étranger se limitera au strict minimum, c'est à dire au commerce avec les hollandais et les chinois. Le pouvoir va également fortement se centraliser. Cette période va forger la mentalité et le système japonais, l'influence des Tokugawa a été tellement forte qu'aujourd'hui encore elle subsiste, malgré la période Meiji.
La période Meiji c'est celle dont tout le monde a entendu parler au moins une fois dans sa vie à l'école. C'est la période au cours de laquelle le Japon va se moderniser sous l'influence de l'empereur Meiji. Notez que j'ai bien dit empereur, le système a donc changé et n'est plus un système de shogunat. Toutefois les japonais parlent de "restauration" Meiji et non de révolution. Alors qu'en Europe et tout spécialement en France, on a renversé le système (c'est à dire que le peuple est devenu souverain, nous donnant une figure de triangle inversé, avec le peuple au dessus du gouvernement) il n'en est pas de même au Japon. Effectivement, en passant d'un shogunat, ce qu'on pourrait comparer à une dictature militaire où l'empereur n'avait qu'un rôle décoratif et ne dirigeait rien, à un réel système impérial on n'opère aucun renversement du "triangle" initial. Le gouvernement n'est pas plus démocratique qu'avant, le peuple lui est toujours strictement soumis, cette restauration du pouvoir de l'empereur n'était d'ailleurs en rien du à un quelconque soulèvement populaire.
Quoi qu'il en soit l'essentiel dans cette période a été la prise de conscience du retard qui s'accumulait par rapport à l'Occident. En 1868 le Japon était toujours en plein Moyen-Âge, en se fermant au reste du monde il s'était contenté de développer son art, de se replier sur sa tradition, au détriment de la technologie. Et la peur de finir par se faire coloniser par un pays européen ou par les Etats-Unis se faisait croissante. Le Japon va donc prendre l'Occident en exemple et commencer à copier sa technologie tout en conservant la mentalité japonaise héritée des Tokugawa. La modernisation de la nation et la prévention de toute tentative de colonisation va également passer par une révision des stratégies militaires, une évolution des techniques et des technologies employées par l'armée. Pour arriver à atteindre ce but, le Japon a envoyé de nombreux officiers en Europe (France, Angleterre, Allemagne principalement), on ne change pas les méthodes qui ont fait leurs preuves jadis.
En 1904, le Japon va être la première nation moderne "non-blanche" à vaincre militairement une nation "blanche", en l'occurence la Russie. Il est assez amusant de voir que notre professeur tenait à minimiser l'importance de cette victoire, considérant que la Russie était aux abois à cause de ses difficultés intérieures. C'est quelque chose qu'on avait jamais cru nécessaire de préciser lorsque j'étais au lycée, peut être parce que ce qui comptait le plus dans l'analyse qu'on cherchait à nous présenter c'était la perçeption d'une telle victoire en Occident. C'est quand même à la suite de cette victoire japonaise que la théorie du "péril jaune" est née!
Mais rapidement, fort de cette puissance militaire, le Japon va commencer à accumuler les erreurs: annexion de la Corée en 1910, annexion de la Mandchourie en 1932, Pearl Harbor en 1941 et entrée dans la seconde guerre mondiale aux côtés de l'Allemagne. On sent que le prof était extrêmement gêné vis à vis de la Mandchourie, sa voix a commencé à se faire plus basse, son débit moins clair. Du coup je ne suis pas sûre qu'il ait mentionné l'annexion de la Corée, mais il est bien conscient que les japonais ont méchamment déconné vis à vis de leurs voisins asiatiques. D'ailleurs il admire l'Union européenne pour avoir réussi à faire se réconcilier autant d'ennemis, ce qui selon lui serait actuellement parfaitement impossible en Asie (et je ne lui donnerai pas tort).
On en arrive petit à petit à 1945 et aux bombes nucléaires. Notre professeur considère qu'Hiroshima et Nagasaki ont été purement et simplement des revanches par rapport à Pearl Harbor. Qu'avoir largué 2 bombes tuant probablement quelque chose comme 300 000 personnes, dont essentiellement des civils, est proprement injustifiable même à la lumière des nombreuses erreurs commises par le Japon. Pour lui il y aurait du avoir un "warning shot", j'imagine qu'il entend par là le larguage d'une bombe dans une zone peu habitée ou dans la baie de Tokyo afin d'avoir un effet de dissuasion. D'ailleurs on considère aujourd'hui l'arme atomique comme une arme de dissuasion et non une arme offensive. Je pense que son point de vue est tout à fait défendable, j'ai fais quelques petites recherches sur internet (à défaut d'avoir des bouquins à disposition) et il semblerait qu'effectivement on a vraiment pas cherché à envisager toutes les autres solutions dans le camp américain.
Quoi qu'il en soit, la Seconde Guerre mondiale a aussi eu pour effet de doter le Japon d'une nouvelle constitution, imposée par les Etats-Unis et modifiant profondément le système de fonctionnement du pays. Jusque là, comme je l'avais souligné, le Japon n'était pas démocratique et n'avait jamais connu quelque forme que ce soit qui se rapprocherait de la démocratie. Avec la constitution de 1946 le droit de citoyenneté devient un droit fondamental. La maison impériale continue à exister mais l'empereur n'est plus qu'un symbole et ne jouit d'aucune influence politique. De même le Japon a du renoncer au mythe selon lequel l'empereur serait une personne divine, descendant d'Amaterasu (la déesse du Soleil, divinité majeure du panthéon shinto).
L'autre changement majeur vient de l'article 9 de la constitution, faisant du Japon un pays pacifique. Le Japon n'a en effet pas le droit de se doter d'une armée ou bien de participer à une opération militaire (même si elle est internationale et sous l'égide de l'ONU). Ainsi on ne reconnaît pas non plus au Japon le droit d'auto-défense de manière explicite. A l'époque, la Corée constituait une menace grandissante pour le Japon compte tenu de l'expansion du commun, violant l'article 9. De plus, le Japon joue sur l' ambiguité de cet article à propos de l'auto défense pour se doter d'une force armée modeste mais sérieuse (ne disposant toutefois d'aucune force de projection, c'est pour ça que c'est bien une force d'auto-défense). Pour assurer sa défense de manière un peu plus solide, un accord officiel assez tardif (1960) a été mis en place entre les Etats-Unis et le Japon, autorisant les américains à implanter des bases militaires sur l'archipel (notamment à Okinawa). Cependant, selon notre professeur, ce n'était qu'une stratégie des américains pour à terme démanteler le pouvoir économique du Japon. En effet, les américains ont pris soin de ne consacrer qu'un minimum de forces à la défense du Japon, lui donnant peu de chance de s'en sortir en cas de guerre entre nations asiatiques.
Ce dernier point était assez confus et me semble un peu gros pour être vraiment crédible, là aussi je ne cracherai pas sur quelques bouquins... Mais en tout cas ça montre la méfiance qui existe envers les américains au Japon et on ne peut pas dire que c'est totalement injustifié quand on se fie aux faits. A noter que notre professeur a vécu plusieurs années aux Etats-Unis donc je pense qu'on peut éliminer l'hypothèse d'un anti-américanisme primaire.